« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché », a affirmé Emmanuel Macron, estimant nécessaire « des décisions de rupture » pour « reprendre le contrôle » sur « notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner » et « notre cadre de vie ».
Il s’agit enfin très concrètement de réaliser les travaux d’adaptation au changement climatique en cours.
Accélérer la démondialisation Deuxième objectif : accélérer la « démondialisation » et rapatrier en Europe et en France des pans entiers de chaines de production. Pour le tourisme, valoriser la destination France auprès des Français est une nécessité vitale pour cet été, mais surtout une des clefs d’un tourisme d’avenir qui ne peut dépendre indéfiniment de la croissance du trafic aérien. Pour l’industrie, le travail sera plus long, mais il faut commencer à créer des incitations favorisant le vrai « made in France » pour susciter le désir et la confiance des entrepreneurs et leur faciliter les débouchés.
Cela passera nécessairement par une remise en cause de la logique de libre-échange qui domine encore au sein de la Commission et en particulier de sa Direction générale de la Concurrence, comme le prouve la multiplication des accords de commerce bilatéraux, focalisés sur le seul accroissement des échanges et tenant peu compte des enjeux écologiques et sociaux. Ces accords de commerce doivent et peuvent au contraire être mis au service de la transition écologique.
Les dispositifs d’appels d’offres et d’aides publics doivent également être entièrement revus à cette aune. Enfin, il faut se sortir du carcan idéologique selon lequel les Etats ne peuvent légitimement intervenir qu’au stade de la recherche et de l’innovation1, alors qu’il est impératif qu’ils interviennent pour accélérer le déploiement de la transition écologique.
Réduire notre dépendance aux énergies fossiles Troisième objectif, il faut réduire drastiquement notre dépendance aux énergies fossiles importées. Cela nécessite d’accélérer trois chantiers. D’abord, celui des économies et de l’efficacité énergétique (dans le bâtiment, le transport, l’industrie) : la rénovation énergétique du logement, très coûteuse, doit être considérablement encouragée tout comme la sobriété.
Vient ensuite le chantier du report modal vers des énergies décarbonées, avec le développement des mobilités « actives » (le vélo en premier lieu), du ferroviaire pour les voyageurs et le fret, des voitures électriques (en accélérant le déploiement des bornes de recharge), des pompes à chaleur, des réseaux de chaleur renouvelable etc. Enfin, bien sûr, il faut accélérer le déploiement des énergies renouvelables2.
Quatrième grand objectif : il est nécessaire de sortir d’une logique de guerre contre la nature pour entrer dans une logique de coopération avec elle. Cela concerne au premier chef l’agriculture, tant du côté des pesticides dans la production végétale que de celui des antibiotiques, à remplacer par des méthodes « biologiques » innovantes, des autres toxiques et des méthodes concentrationnaires dans l’élevage, propices aux mutations de toutes sortes.
Cela étant, les agriculteurs sont dans leur majorité en grande difficulté et ne pourront changer de modèle sans être aidés ne serait-ce que pour faire face à leur endettement excessif.
Cela concerne aussi la médecine et l’ensemble de notre mode de vie et de production, et en particulier les laboratoires privés. La crise sanitaire actuelle est un avertissement majeur : nous générons chaque jour des bactéries antibiorésistantes et des virus qui peuvent être beaucoup plus dangereux que le Covid-19…
Il faut également prendre soin de notre capital naturel, en tout premier lieu de nos forêts, dont le dépérissement en cours est une catastrophe annoncée : réduction de leur capacité à nous fournir en matériaux, énergie et puits carbone, une fonction essentielle dans le combat climatique.
Enfin, il faut changer nos indicateurs, tant au niveau des entreprises qui ne doivent plus être rivées sur leur profit à court terme que celui des nations qui ne peuvent se contenter de l’objectif devenu obsolète de croissance du PIB3. Il appartient au gouvernement de sortir de cette impasse et de rendre compte publiquement de son action selon de nouveaux indicateurs4.
Transformer nos règles budgétaires et monétaires Pour lancer ce programme, il va falloir une initiative et de l’argent publics. En effet, sans accompagnement public, le secteur privé ne financera pas spontanément des investissements socialement rentables tant qu’ils ne le sont pas aussi financièrement. Surtout si le prix du carbone n’est pas suffisant pour le cas du climat5 et si les entreprises n’internalisent pas leur intérêt pour la biodiversité.
Il va falloir des aides publiques pour y inciter le privé. Par ailleurs, les dépenses publiques (hôpital, rénovation des bâtiments publics, infrastructures de transport …) seront financées par le public dans leur immense majorité6.
Bien loin de promouvoir de telles politiques, les règles budgétaires européennes ont défavorisé l’investissement public, comme l‘a montré le Comité budgétaire européen. Il existe certes d’autres possibilités d’accommoder les règles du Pacte de stabilité au-delà des clauses de flexibilité activables dans les situations d’urgence7 comme celle que nous traversons actuellement, donc en réaction à des événements ayant eu lieu, et non de façon prophylactique.
Des conditions très restrictives Ainsi, les montants correspondant aux investissements publics peuvent être lissés (amortis) sur une période de quatre ans. En outre, il existe une clause de flexibilité utilisable de façon proactive et dans une perspective de moyen terme par les autorités budgétaires nationales.
Elle permet de sortir du déficit des dépenses de court terme liées à des réformes structurelles « ayant un impact positif de long terme sur l’équilibre des finances publiques8 », que ce soit directement ou par un « renforcement du potentiel de croissance ».
Ou bien des dépenses d’investissements ayant des effets équivalents. D’autres conditions restrictives sont de mises. Les dépenses d’investissement doivent correspondre à la part nationale d’un projet co-financé par les fonds structurels européens. Dans le cas d‘investissements, il faut que l’activité économique soit faible (PIB 1,5 point en dessous du PIB potentiel) ou l’économie en récession.
Dans tous les cas, le retour vers le sacro-saint objectif de moyen terme doit être rapide. Cette clause n’est pas mobilisable à répétition.
Cette flexibilité additionnelle, d’inspiration largement productiviste, ne répond de toute évidence pas à notre besoin urgent de financer dans la durée des dépenses évoquées ci-dessus, à haut rendement écologique et social, mais qui ne rempliront pas nécessairement toutes les conditions très restrictives mises à son utilisation.
Comme l’a suggéré la Commission européenne dans une récente communication, une réflexion approfondie sur les règles du Pacte de stabilité et de croissance s’impose donc.
Une première mesure favorisant l’investissement public, très simple, serait d’allonger la période d’amortissement des investissements publics au-delà des quatre ans actuellement en vigueur.Mais surtout, il faudra pouvoir sortir du paradoxe qui fait qu’il est possible de sortir du déficit des dépenses liées à des impacts constatés ex-post, comme des inondations, mais pas, ou que de façon très restrictive, les dépenses de prévention et de réduction des gaz à effet de serre et celles qui vont permettre de « changer de modèle » que nous avons évoquées ci-dessus.
Une annulation partielle de la dette publique A supposer que les progrès souhaitables en matière de calculs et d’autorisations de dépenses budgétaires soient réalisés, il faudra assurer leur financement alors que la dette publique est dans le cas de la France de l’ordre de 100 % du PIB et que les Traités de l’Union européenne stipulent9 que le ratio dette publique ne doit pas dépasser les 60 % ou doit s’en rapprocher à un rythme satisfaisant, l’évaluation devant tenir compte de circonstances exceptionnelles, des investissements et de tout autre facteur pertinent.
Dans le cadre de la consultation lancée par la Commission, une discussion doit s’engager sur ce qu’est un rythme satisfaisant dans le contexte actuel… Est-il le même pour tous les pays ? Comment tenir compte de facteurs sans aucun doute pertinents, comme le fait que les Etats peuvent s’endetter à un taux proche de zéro, voire négatif pour certains et qu’il existe depuis des années des besoins importants, mais non couverts, en dépenses publiques qui soutiendront la transition écologique, y compris dans des pays dégageant des excédents ?
Au-delà, il faudra penser à autoriser les banques publiques à se financer substantiellement auprès de la banque centrale. A ce stade, elles ne semblent pouvoir le faire que, comme les banques privées, pour leur refinancement. Cela pourrait passer par une légère modification10 de l’article 123, alinéa 2, du traité de Rome.
La deuxième chose est d’annuler partiellement la dette publique détenue par la Banque centrale européenne11. Pour la France, cette part s’élève, début 2019, à environ 370 milliards d’euros (soit 16 % des 2 315 milliards de dette publique). Cette dette détenue par la Banque de France et dont tout donne à penser qu’elle est perpétuelle, génère en contrepartie des revenus quasi-récurrents pour la Banque de France, sous forme de coupons annuels ou de remboursement du capital dû à l’échéance contractuelle de ces titres de dette d’Etat. Ces revenus contribuent aux profits de la Banque de France. Mais cette « entreprise », détenue à 100 % par l’Etat, les reverse à l’Etat français sous forme de dividendes et du paiement de l’impôt sur les sociétés.
En conclusion, cet argent tourne en rond.
Comme nous l’avons montré, cette opération de bon sens ne posera pas de problème à la BCE (qui a un pouvoir illimité de création monétaire). Elle est juridiquement faisable12. Elle permettra de retrouver une marge de manœuvre appréciable dans la période actuelle d’ardente nécessité de dépenses publiques, vitales au sens stricte, pour aujourd’hui et demain.
Peut-on espérer que le coronavirus nous ouvre les yeux et le cœur et nous conduisent à des changements en profondeur ? C’est possible et évidemment profondément souhaitable.
Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme
L’auteur tient à remercier Ollivier Bodin, Nicolas Hercelin, Mireille Martini pour leurs relectures et commentaires. Cet article n’engage cependant que lui.
1.Le Crédit d’impôt recherche et le Programme d’Investissement d’Avenir sont les outils les plus prisés de l’Etat ; ils sont centrés sur la recherche et l’innovation du fait de cette doctrine. S’il est évidemment souhaitable de soutenir la recherche (notamment publique en accroissant la part relative du financement récurrent par rapport à celle dédiée aux projets) et l’innovation qui ne serait pas prise en charge par le privé, cela ne peut pas suffire : il faut que l’Etat puisse accélérer les investissements publics et privés nécessaires au « changement de modèle ».
2.Le débat sur le nucléaire est complexe et ne peut être traité ici ; voir sur le blog des Chroniques de l’Anthropocène l’article Nucléaire et EnR électriques : les termes du débat.
3.Le PIB comme la comptabilité d’entreprise sont utiles pour faire des calculs… comptables de rentrée et de sortie d’argent. Ils ne permettent en aucun cas de donner un sens à l’action ni d’en suivre la pertinence. Voir par exemple Eloi Laurent, Sortir de la croissance, mode d’emploi ; éditions LLL, 2019 et Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Faut-il attendre la croissance ? La documentation française, 2016
4.C’est possible depuis la loi SAS de 2015 qui fait obligation au gouvernement de remettre annuellement au Parlement un rapport présentant l’évolution, sur les années passées, de nouveaux indicateurs de richesse, tels que des indicateurs d’inégalités, de qualité de vie et de développement durable, ainsi qu’une évaluation qualitative ou quantitative de l’impact des principales réformes engagées l’année précédente et l’année en cours et de celles envisagées pour l’année suivante, notamment dans le cadre des lois de finances, au regard de ces indicateurs et de l’évolution du produit intérieur brut.
5.Les économistes réunis au sein de la commission Quinet ont proposé que la valeur de l’action pour le climat croisse à 250 euros la tonne de CO2 en 2030 puis 775 en 2050. Voir le rapport paru en 2019. La colère des gilets jaunes a fait plier le gouvernement qui a limité la taxe carbone à 44, 5 euros…Certes la valeur du carbone n’est pas nécessairement le montant de la taxe. Mais l’écart montre la distance qu’il y a entre valeur sociale et valeur privée.
6.On pourrait penser que les partenariats publics privés (PPP) permettent de réduire la dépense publique ; dans la pratique ces PPP sont difficiles à mettre en œuvre.
7.L’activation de la clause d’exceptionnalité est soumise à des conditions strictes : a) événement ayant eu lieu, hors contrôle du gouvernement et avec des conséquences substantielles sur les finances publiques, ou b) un ralentissement sévère de l’activité économique.
8.Par exemple, les indemnités de départ liées à une réduction d’effectifs.
9.Article 126 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne et Protocole numéro 12.
10.« Par dérogation à ce qui précède, la Banque centrale européenne est autorisée à acquérir, dans des volumes significatifs et selon des conditions préférentielles, les instruments de dette émis par la Banque européenne d’investissement ou par les banques publiques nationales en faveur d’investissements dans la transition écologique ». C’est ce que nous avons suggéré dans le livre « Une monnaie écologique » Alain Grandjean et Nicolas Dufrene, Odile Jacob, 2020.
11.Pour les détails de l’argumentation sur ce point, voir ici.
12.Selon une analyse de Baptiste Bridonneau (qui travaille sous la direction de Laurence Scialom que nous remercions), le jugement Gauweiler (arrêt du 16 juin 2015, Gauweiler e.a. ; C-62/14, voir également le CP n° 70/15) étudie la requête de la cour constitutionnelle allemande, qui considère qu’une restructuration de la dette détenue par la BCE dans le cadre de l’OMT serait équivalente à du financement monétaire. Les critères de l’OMT spécifient ex-ante un traitement pari passu (i.e égal) de la BCE avec les créanciers privés. La cour de Justice de l’UE a conclu qu’une restructuration de la dette d’un pays détenue par la BCE ne serait pas un financement monétaire contraire à l’article 123.